« Monsieur le Ministre de l’Intérieur, à vous qui tout à l’heure parliez de la réforme morale des individus comme de la condition même de la réforme sociale, je demande qu’elle serait aujourd’hui la vie des prolétaires industriels, à quel degré d’objection sociale, physique, intellectuelle, ne seraient-ils pas tombés si, de période en période, d’effort en effort, de degré en degré, ils n’avaient pas revendiqué, même par la lutte, même par la grève, un peu plus de bien-être, un peu plus de pain, un peu plus de loisirs, un peu plus de libertés ?…
…Que serait la vie humaine ? Ce serait la vie animale, la vie bestiale.
Ces hommes donc, quand ils luttent, sont des forces de civilisation. Et ce qu’il y a de beau chez eux, ce qu’il y a de grand, et d’admirable, c’est qu’ils ne luttent pas seulement pour eux-mêmes, c’est qu’ils luttent pour tous leurs camarades, pour toute leur classe, c’est souvent qu’ils luttent, qu’ils continuent le combat, sentant bien qu’eux-mêmes vont être vaincus mais sachant aussi qu’ils préparent pour des efforts nouveaux et pour des générations nouvelles des conditions d’existence meilleures. Il y a là dévouement, désintéressement, moralité, réforme intérieure, valeur individuelle accrue. »
Ces mots de Jean Jaurès prononcés dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale le 13 mars 1906 n’ont pas pris une ride. Il s’opposait alors à Georges Clemenceau sur le rôle de l’homme dans tout progrès social. Clemenceau parlait de la réforme morale des individus quand Jaurès déclamait que l’homme ne pourrait être qu’animal sans les luttes collectives.
Les mots de Clemenceau l’ont depuis emporté sur ceux de Jaurès : « Il faut expliquer aux Français », « la réforme est nécessaire et il faut le faire comprendre aux Français », « être pédagogiques ». Ces formules ne sont pas nouvelles. Cela faisait longtemps que réforme après réforme, on nous expliquait que soit on est d’accord avec la réforme, soit on ne l’a pas comprise. Insulte à nos intelligences, si modestes soient-elles. Mais cette nouvelle grève a vu émerger une réaction nouvelle : la droite est dans la rue pour manifester elle aussi, contre la grève.
Comme si l’on avait plus le droit de ne pas être d’accord. « Mais on l’a élu », qu’ils nous disent. Et alors ? On délègue le pouvoir pendant cinq ans et on ferme les yeux ? N’est-on citoyen que pendant la seconde où l’on glisse le bulletin dans l’urne ? Le pire est de devoir expliquer cela. Le débat a perdu de l’envergure, on en vient à discuter pour ou contre la grève, personnellement. C’est bien, ça permet d’éviter d’évoquer les raisons de ces grèves et le projet de Nicolas Sarkozy pour la France.
L’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République a débloqué quelque chose. Peut-être est-ce le politiquement correct qui contraignait le pouvoir économique à ne faire que penser que ces lois constitutionnelles étaient bien gênantes pour accroître leur pécune. Maintenant, nombreux sont ceux que cela ne gêne plus d’assimiler les grévistes aux fascistes, ou d’applaudir les CRS matraquant les bloqueurs de facs.
Comme cela ne gêne pas Nicolas Sarkozy de convoquer des journalistes pour leur annoncer le nom de leur nouveau patron. Il fait ainsi fi de l'indépendance des médias vis-à-vis du pouvoir politique. Alors, on n'avait pas grande illusion du rachat au rabais de cette indépendance depuis l'ouverture du capital des grands journaux aux fortunes du capitalisme français. Mais jusque-là, les politiques en lien avec le pouvoir économique s'étaient bien gardés de montrer quelque potentielle ingérence sur les médias. La nouvelle droite française, elle, se contrefout de ce qui se fait ou ne se fait pas… Là où est le hic, c’est qu’il ne s'agit pas ici de bienséance ou de coudes sur la table. En passant ces lignes, c’est à la démocratie, à la citoyenneté informée et critique que l’on s’attaque.
Ambroisienne Lévèque