… Ainsi va la ville, un jour on est acteur, un jour spectateur. On s’y niche, on y vit, on y meurt… et ce qui faisait notre quartier, notre univers, retombe dans l’oubli aussitôt démoli.
J’ai entendu dire qu’il y a longtemps, on avait construit des gazomètres sur le boulevard de La Tour D’Auvergne, à Rennes. À l’époque, l’EDF-GDF n’existait pas encore et on avait besoin du gaz pour s’éclairer en ville. Tout autour, c’était la campagne ou presque… un beau boulevard tout neuf, donc, construit dans les champs, pas loin des usines… il y a même une rue de la fonderie dans le quartier, et puis une grande caserne à l’autre bout.
Aujourd’hui, on y construit des bureaux et des logements et, de cet avant là, il ne reste plus rien, aucune trace si ce n’est quelques pollutions, çà et là, dans le sol.
Et pourtant ça avait dû être quelque chose! Un gazomètre, ça ne passe pas inaperçu, c’est grand, une immense citerne ou peut être plusieurs, et puis maintenant plus rien, rien qui puisse l’évoquer, même pas un nom de rue, comme si c’était une page honteuse de l’histoire que l’on aurait du oublier au plus vite.
C’est toujours comme ça, dans la ville il y a des passés qui restent, et des passés qui s’oublient. On entend souvent dire: "ouh la la, c’est vieux !" Ou bien : "ça a toujours été là !" Ou encore : "on a toujours connu…"
Toutes ces vérités et cette profondeur que l’on ressent soi même n’est bien souvent que l’écume du temps et, toutes les histoires que l’on fait de nos vies ne pèsent pas bien lourd en face du temps qui passe et qui gomme les traces de ce qui fût pour chacun l’essentiel, c'est-à-dire nous même.
Il y a un rapport au temps chaque fois que l’on construit quelque chose, que l’on parle du commerce des hommes ou bien des bâtiments. Et notre penchant à la nostalgie fonctionne à plein pour tordre la mémoire, ou bien composer sans relâche de notre vie passée une nouvelle réalité.
"A cette époque là, on était tranquilles, les gens étaient plus joyeux, on faisait des fêtes, il y avait de la solidarité entre les voisins…" et toutes les autres balivernes destinées à construire notre pauvre légende, à raconter des craques aux enfants, tout en continuant d'y croire soi même.
Et puis le temps passe, le voisin marrant est devenu gâteux, le groupe de jeunesses qui faisait de l’ambiance s’est dispersé aux quatre coins du pays… ce n’est plus comme avant. Et, surtout, les nouveaux ne font aucun d’effort.
Et si notre page était tournée ! Mais ça, c’est plus difficile à admettre, puisqu’après tout, on a toujours été là !
Ce qui me frappe toujours quand je passe devant les immeubles en démolition, c’est la sensation presque honteuse de rentrer dans l’intimité des familles, comme une maison de poupées aux façades éventrées avec leurs bouts de planchers qui pendent dans le vide… je revois alors ma grande mère à quatre pattes en train de cirer le sien. Et puis cette salle de bains aux carrelages faïencés, combien de toilettes protégeait elle des regards indiscrets?
Et ces chambres à coucher, saint des saints, ultime réduit, antre du couple, combien de nuits d’amour, combien d’accouchements ont-elles dissimulées, protectrice et stable? Elles se retrouvent perchées, en bascules, ouvertes aux quatre vents… et bientôt plus rien, elles seront tombées dans les gravas informes.
C’est triste, comme un corps encore tiède mais que la vie aurait déjà quitté, une famille a vécu là, et peut être beaucoup d’autres avant elle, avec ce papier peint des années cinquante qu’on avait posé pour donner un coup de frais à l’appartement… et qui a fixé le temps dans un infini périssable.
Et puis les fenêtres! Même celle qui coinçait et qu’il fallait ouvrir soigneusement, maintenant suspendue à ses gonds en attendant d’aller se fracasser par terre.
Toute une vie, jour après jour, de ménage, de cuisine, de petits plaisirs et de grandes engueulades, exposée, exhibée, éphémère. C’était notre chez nous, mais dépêchez vous car il n’y aura bientôt plus rien à voir, et même les vieux du quartier ne se souviendront plus que l’immeuble empiétait sur le trottoir.
Ces vieux, ils ne sont pas tous morts, et ceux qui restent voient partir un peu de leur jeunesse avec les pans de murs qui tombent en poussière.
Ainsi va la ville, un jour on est acteur, un jour spectateur. On s’y niche, on y vit, on y meurt… et ce qui faisait notre quartier, notre univers, retombe dans l’oubli aussitôt démoli.
Mais ou sont passés les gazomètres ?
le Gazélec building est à côté de saint Clément dans le quartier cleunay