Apportez moi la tête de...

Le cauchemar du speed-dating

La chair est faible et les visages de la rue sont fermés. Les copains sont casés avec des gamins. On prend l'emploi où il se trouve, dans des villes où personne ne vous attend. On envisage des cours de théâtre, des ateliers d'écriture pour rencontrer des gens, mais le travail finit tard et ça fait chier de prendre un surcroît de transports en commun à l'heure de pointe. Le week-end il faut faire les courses et le ménage et pas question de renoncer à la sacro-sainte grasse mat'. Alors on se résout à l'indicible: on s'inscrit à une soirée Speed Dating.

20h15. Sapé comme un milord, rasé de frais, mentholé, je quitte mon appartement, dument récuré dans l'espoir ou la crainte de ramener the nénette. Le rendez-vous est à 21h. 10 hommes, 10 femmes. 10 minutes par personne. 20 € l'entrée, plus consos. Ce soir, c'est le créneau des trentenaires. Ce qui signifie 30 tout autant que 39 et demie. D'après Pythagore, ce ne sont pas exactement les mêmes chiffres. D'après Elle Magazine encore moins. En métro, j'arriverais en avance. Mauvaise idée. C'est un coup à rester bloqué sur une tronche de méchante et à flipper comme un con derrière un réverbère pendant 30 minutes. Marcher permettra de dépenser un peu de tension nerveuse et de se préparer des réponses intelligentes aux questions qui inspirent la terreur: qu'est-ce que tu fais dans la vie? Aimes-tu les enfants? Que penses-tu de l'album de Mélanie Laurent? Tu aimes mon petit haut? Combien de centimètres?

Par ailleurs, y aller à pied me fera arriver juste à temps. Pas le temps de réfléchir. Tous phéromones dehors. Sens-tu l'homme qui a marché 30 minutes pour venir jusqu'à toi? C'est le descendant du cro-magon alpha qui ramenait du mammouth au dîner les soirs de l'aube de notre histoire collective. On peut compter sur lui pour déposer sans férir la barbaque dans l'assiette. Cette effluve qui te titille le machin reptilien, ce n'est pas Hugo Boss (le quidam qui cousait des uniformes pour les SS), c'est la sécurité, la satiété, le gène fort qui fera de beaux enfants joufflus dotés d'un système immunitaire résistant aux fléaux d'Egypte et au chômage longue durée.

Une Doc Martens devant l'autre, j'essaie de focaliser. Il faudra avoir la répartie combative. L'anecdote qui fait la différence dans le money-time. Etonner. Mystifier. Valoriser. Que ferait Pierre Richard? Je n'ai pas pensé à passer chez un libraire consulter « La Séduction Pour Les Gros Nullos ». Et même. L'illusion durerait moins longtemps qu'un numéro de prestidigitation tout pourri de « La France A Un Incroyable Talent Dans Le Pré ». Dans le meilleur des cas l'oaristys s'arrêterait net à peine franchie la porte de mon appartement, authentique décor de film misérabiliste hongrois, avec cafards dans l'évier, moisissures au plafond, fenêtre fissurée et nul canapé pour les poutous. Dernièrement, le taudis a fait l'objet d'un pétage de plomb de mon padre, révolté de voir son fils n'en avoir rien à foutre de n'être qu'à une table, deux poutres et un lit de la clochardisation. Alors une bourgeoise…

Ca devrait être par là. Avec tout ça, j'ai dix minutes de retard. La trouille est-elle un motif recevable auprès des dames? Un dernier tour du paté quartier en loucedé pour se donner une contenance rajoute encore cinq minutes d'incorrection. Ca n'est pas encore assez. Les impétrants regroupés pénètrent jà l'instant dans le bar. 10 hommes, 10 femmes. 10 minutes par personne. 20 €, plus consos. La première est offerte. On me donne le numéro 10 correspondant à mon ordre d'arrivée dans le rang des prétendants. Il y a là une belle brochette de mâles concurrentiels. Tous immédiatement haïssables, sauf un. Le beau gosse fils à papa, le beau gosse fils à papa, le beau gosse fils à papa, un chauve à lunettes, le beau gosse fils à papa, le beau gosse fils à papa, le beau gosse fils à papa, le beau gosse fils à papa, le beau gosse fils à papa, le beau gosse fils à papa. Mémoriser la gueule désemparée du chauve à lunettes. Solidarité masculine, mon cul.

Et c'est parti. Les affres démarrent avec Jessica, 32 ans, coiffeuse, fan d'Adele. D'emblée, deux sujets de conversation atterrants. Je me hasarde à traiter les mannequins Vivelle Dop de « têtes de bites », histoire de briser la glace. Je n'aurais pas dû. Un long silence dégagé près des oreilles et des regards coupants comme des coups de ciseau. Mettre la main au portefeuille. Lui commander un verre au bar c'est déjà gagner une minute trente. Culturellement, ça coince. Nous n'avons pas du tout les mêmes références. Je ne sais pas qui est François-Xavier (« mais si, tu sais bien, le millionnaire de Secret Story 2 qui s'est suicidé cet été »). Je passe pour un ignare terminal, doublé d'un gros tricard du fait que je n'ai même pas de smartphone pour faire instantanément une recherche « François-Xavier » sur Wikipédia.

Pauline, 35 ans, m'attend avec ses fiches. Je n'ai même pas fini de prononcer mon nom qu'elle a déjà griffonné cinq phrases. Je crois lire « cheveux gras ». Elle a un petit minois qui me plaît bien. Le coup des fiches, ça fait paumée. Or moi j'aime bien les paumées. Mais cette paumée-là s'avère légèrement psychorigide. Elle s'est créé un portrait-robot du prince charmant à partir des pages les plus culcul de Jeune et Jolie. Je ne corresponds censément pas au profil du paladin moderne. Elle interrompt son questionnaire à la septième question. J'aurais dû donner la réponse petit B au lieu de la réponse petit A. A moins que ça ne soit une histoire classique d'incompatibilité généthliaque. Les cancers et les vierges, c'est comme les ulcères et les bonzes, les cirrhoses et les imams, ça n'a aucun lien de causalité logique. Je t'aime bien mais tu peux te brosser pour que je te désaltère. Pas la peine de te fatiguer à donner des coups de bic dans ton verre vide. J'imagine que ça fait partie des épreuves dans la geste de l'homme idéal: deviner l'alcool favori de princesse Pauline. Sans doute une saloperie de cocktail sophistiqué. Je retiendrai le chignon. J'adore les chignons, c'est une de mes perversions.

La suivante, Marine, ne tient pas à donner son âge. Celle-là, c'est le parangon de la bourgeoise posant à la coucheuse décomplexée, genre « j'ai testé la partouze et j'ai tartiné trois pages sur mon triple orgasme sur mon blog sexo ». Elle parle sans arrêt d' « expériences ». « Et toi, tes expériences? » qu'elle demande en ruminant un chewing-gum. Moi, la chimie… La pipette, ça commence à faire loin. Ne pourrait-on pas plutôt parler de François-Xavier? Mais non. Elle passe du fion à la politique. De l'anus au coq, en somme. Elle s'y entend vraiment pour mettre les timides à l'aise. Je zyeute ma montre. Ce sont encore 6 minutes qu'il va falloir meubler. « Qu'est-ce que tu penses des magasins IKEA? »

C'est au tour de Céline de se coltiner le type à côté de ses pompes qui se demande de plus en plus intensément ce qu'il attend pour foutre le camp. Céline alias la murène des lamentations. A peine de météorologie préalable. Derechef sa vie de merde. Selon ses propres termes, encore. Pour l'essentiel, de minables fricotages avec une succession d'adversaires acharnés de l'élégance morale. La pauvresse ne s'acoquine qu'avec des scélérats.  Vite aller commander au bar. A ce stade, plus la peine d'essayer de faire distingué avec le verre de Gewurtz. Les circonstances réclament une grosse pinte de bière. Je me rassois. Elle se lance dans une histoire de moyenne haleine. Je repense au chignon de Pauline. Dis donc, elle a l'air de bien rigoler avec le chauve à lunettes, la Pauline.

Les dix minutes sont écoulées. Enfin. Je me fais horreur à trainer là-dedans à supporter ce cirque contre-nature. Il n'y a plus qu'un moyen de sauvegarder un restant d'amour-propre: se tailler de là, et fissa. Je n'ai rien à faire ici. Par conséquent la femme de ma vie ne peut pas non plus se trouver dans ce bar. CQFD. J'enfile mon veston et je décampe comme un goujat dans le malaise de la nuit.

Vingt minutes de retard. Je les ai regardées de loin, rentrer dans le bar les unes après les autres, me projetant dans ce merdier avec la fille à la coiffure vulgaire, la fille au chignon, la fille en tailleur, la fille à l'air abattu. C'était plus rigolo à imaginer que ça ne l'aurait été dans la réalité. Je me serais fait horreur à trainer là-dedans à supporter ce cirque contre-nature. La soirée est encore jeune. Je suis bien sapé. J'ai encore les 20 € en poche, plus l'argent de toutes les consos que je n'ai pas payées. Je me sens vaguement piteux de m'être dégonflé, mais plus encore de m'être inscrit à ce truc dans un moment de flottement. Mais une chose est sûre: je me serais senti plus piteux encore en en sortant, si j'étais entré. Plus loin dans la rue, un bar passait « You Can't Hurry Love » des Supremes. Diana Ross avait raison.  

Jo L'Trembleur

4 Commentaires pour “Le cauchemar du speed-dating”

  1. Jo Le Trembleur dit :

    Et beau gosse en plus. Célibat incompréhensible. Là je ferais bien un smiley mais nous ne sommes pas comme ça sur Le Rennet.

  2. Line tango dit :

    Avec ce talent pour l’écriture et cet humour tu n’as certainement pas besoin de trainer ton corps trentenaire dans ce genre d’endroit!

  3. Chiffon dit :

    Drôle et vrai. Encore !

  4. vince dit :

    moi je me précipite direct dans un bar qui passe du Supremes.

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