C’est en pleine décennie plastique (1988) que les Cowboy Junkies enregistrent un album artisanal et non-cocaïné dans une église en plein Toronto.
Par un phénomène qu’on ne parvient pas à s’expliquer, Toronto, ville froide, impersonnelle, aseptisée comme un hall d’hôpital, et dont les résidents trimballent une réputation de connards dans les provinces attenantes à l’Ontario (particulièrement chez nos cousins francophones)… Par un étrange phénomène donc, Toronto engendre de temps à autre de fabuleux musiciens qui ne feront jamais les manchettes. Ce n’est pas le cas avec les vingt-et-un Broken Social Scene (ils font les manchettes et ils sont manch'àcouilles), ce n’est pas le cas avec Avril Lavigne, pas plus qu’avec tous les pseudo-punks en shorts sponsorisés par MTV, mais c’est le cas, incontestablement, avec les Sadies, Neko Case et les Cowboy Junkies.
Les Cowboy Junkies sont principalement des Timmins : Margo (voix), Michael (guitare), John (guitare), Peter (batterie). On recense également un Anton, Alan, à la basse. Plus quelques musiciens supplétifs : Jeff Bird, violon, mandoline, harmonica. Kim Deschamps, pedal steel, dobro. Jaro Czerwineck, accordéon. Steve Shearer, harmonica.
On les imagine assis sur les bancs habituellement réservés aux enfants de choeur, tripotant nerveusement leurs instruments, attendant leur morceau.
« The Trinity Session » est le deuxième album des Timmins ; ce sera l’album culte. C’est l’album de snob. Celui qu’on passe quand on veut impressionner l’élue de son cœur à sa première visite chez soi. Avec « The Trinity Session », les Cowboy Junkies pourraient bien être les précurseurs ignorés du renouveau folk US ou de la « country alternative » (« alt-country »), étiquette intrigante réunissant des gens aussi doués que Howe Gelb, Calexico, Ryan Adams, Sparklehorse, Bright Eyes, Handsome Family et Lucinda Williams.
De nos jours, constatons-le, la country n’est plus nécessairement un truc sacchariné et croonant portant un Stetson aux larges bords et une boucle de ceinturon pétante et qui fait marrer à l’étranger. Ce ne sont plus nécessairement des battements de santiags frénétiques sur une scène en bois et des histoires de gens aux dents blanches et qui votent conservateur.
Dans le cas des Cowboy Junkies, on pourrait parler de « country cool ». Ou bien de « folk vespérale ». On pourrait aussi entendre en Margo Timmins le pendant féminin de Chris Isaac, particulièrement sur des fines ballades comme « Blue Moon Revisited » et « 300 Miles » où son susurrement fatal ondoie dans une réverb’ ouatée. Suivant l’exemple des vénérables du patrimoine folk américain, les Cowboy Junkies se situent du côté des travailleurs : que ça soit dans la mine avec « Mining For Gold» (reprise d’un traditionnel du 19e) ou dans le bâtiment avec « Working on a Building ». Une gageure à l’heure de la pop synthétique pour salon de coiffure et des premiers vidéoclips tournés dans les piscines californiennes.
En écoutant « Misguided Angel », ballade tout ce qu’il y a de plus folk, on jurerait que Margo Timmins vous chuchote par derrière l’oreille et que tous les autres musiciens sont planqués derrière le canapé. Il se dégage de l’acoustique impeccable de l’enregistrement un sentiment de proximité qui donne à cet album tout son caractère intime et chaleureux.
Cette impression de proximité sublime encore la qualité intrinsèque des chansons, merveilleusement écrites et arrangées avec une maîtrise inouïe. D’un blues nocturnal («I Don’t Get It » à une reprise du Velvet plus moite qu’un coït dans le bayou en plein été (« Sweet Jane »), en passant par une lamentation de dessous un saule pleureur (« To Love Is To Bury »), pour finir sur un autre blues nocturnal (« Walking After Midnight »), « The Trinity Session » émeut, émerveille, émulsionne. Moralité : ce n’est pas parce qu’on vient d’une ville de merde qu’on n’a rien à chanter… Si ça se trouve, on fait du rock même à Mulhouse.
Joe l'Trembleur