Originaires de Muswell Hill, quartier ouvrier de Londres, les jeunes frères Davies décident en 1963 de tenter leur chance dans la musique, lassés qu’ils sont de se faire virer de partout pour frasques diverses.
Grâce à l’influence de passionnés comme Alexis Korner et Giorgio Gomelski qui l’introduisent dans les clubs Londoniens, le rhythm’n’blues est en vogue en Albion, et les deux frangins ne sont pas les derniers à s’y intéresser. Augmenté de Peter Quaife à la basse, un ex-camarade de classe, le Ray Davies Quartet attire très vite l’attention de mécènes qui ne tardent guère à fournir au groupe un manager (Larry Page), un producteur (Shel Talmy) et une maison de disques (Pye). Le batteur Mick Avory rejoint la formation, rebaptisée The Kinks, à la fin de la même année.
Après des débuts qui les voient chercher leur empreinte, d’abord en reprenant du Little Richard (« Long Tall Sally ») et en imitant les Beatles (« You Still Want Me »), puis en perpétrant des chansons archi-saturées ( « All Day And All Of The Night », « You really Got Me ») les Kinks trouvent leurs marques en 1966 sur l’album Face to Face. Le 45 tours « Sunny Afternoon » se hisse au sommet des charts en Angleterre. Ray Davies se pose en chroniqueur caustique, tournant les aristos et bobos en dérision sur « Well Respected Man » et « Dedicated Follower Of Fashion », dans un style mâtiné de pop légère et de folk catchy.
En 1967, alors que tout le gratin y va de son album lysergique (les Beatles avec Sgt Pepper, les Stones avec Their Satanic Majesties Request) et que les maisons de disques parachutent des caisses entières de contrats sur San Francisco (la Mecque du psychédélisme), les Kinks sortent le bien-nommé Something Else, collection de vignettes pop peuplées de personnages burlesques. « David Watts », jeune m’as-tu-vu à qui tout réussit odieusement. La sœur jalouse de « Two Sisters ». Le fainéant que sa belle-mère oblige à dégoter un job dans « Situation Vacant ». « Waterloo Sunset » fait un tabac avec son refrain mythique : « Mais je n’ai pas besoin d’amis/ Tant que je regarde le soleil se coucher sur Waterloo/ je suis au paradis ».
…Que la campagne est belle !
En 1968, nos sémillants Kinks balancent dans la mare psychédélique de l’époque un bon gros sac de chansons dédiées à la belle campagne anglaise, celle qui fleure la passion pour les théières raffinées, les armoires à grand-mère et le nanisme, celui des bonshommes de jardin en terre cuite, s’entend. Principalement manigancé par l’aîné Davies, The Village Green Preservation Society rencontre la perplexité de tous à sa sortie, gage de thèmes à contrepied. Foin de Katmandou, du livre des morts tibétain et toutes ces lubies californiennes, Davies invente le retour à la ruralité, vingt ans avant que ça devienne pénible avec Cabrel (beaucoup moins bon). Comme le dit Ray Davies lui-même : « Tandis que le monde entier gravitait autour de l’amour, de la paix et de San Francisco, les Kinks étaient dans la banlieue de Londres à faire cet étrange petit disque sur un village bucolique imaginaire. Tandis que tous les autres pensaient que la chose le plus branchée était d’absorber de l’acide, de prendre le plus de drogues possibles et d’écouter de la musique dans un coma profond, les Kinks chantaient des des chansons sur des amis perdus, sur la bière, sur les motards, sur des sorcières méchantes et des chats qui volent. » Les titres de l’album évoquent ainsi une certaine nostalgie et un attachement à la flore et aux maisons à colombages : « The Village Green Preservation Society », « Picture Book », « Do You Remember Walter », « Last Of The Steam-Powered Trains », « Big Sky »,
« Sitting By The Riverside », « Phenomenal Cat », etc…Autant de chroniques rurales magnifiées par l’ironie nasillarde et douce-amère de Davies, élevé à l’école de cette dérision britannique impeccable qui fait ricaner au moment du refrain. On y parle de vieux amis comme un certain Walter, avec qui le chanteur faisait les 400 coups dans la jeunesse et dont celui-ci craint qu’il soit désormais « gros et marié, et toujours au lit à dix heures et demie ». On s’amuse des gens qui prennent des photos entre eux « pour prouver qu’ils s’aimaient il y a très longtemps ». Le bondissant single « Picture Book » interpelle d’entrée l’auditeur :
« Imagines-toi quand tu vieilliras ». Mais le véritable résumé thématique tient dans les quelques trois minutes du premier titre, qui résonne comme une parodie de bulletin électoral : « Nous sommes la société de préservation du village vert. Dieu sauve Donald Duck, le vaudeville et la variété. […] Nous sommes le consortium d’appréciation de la tarte aux pommes, Dieu sauve la George Cross et tous ceux qui en ont été décorés. […] Nous sommes le groupuscule de condamnation des gratte-ciels, Dieu sauve les maisons de style Tudor, les tables et les billards anglais. »
Paré d’atours mélodiques savamment ourlés, de rythmes pétulants et enrobé dans une production léchée, The Village Green Preservation Society est une œuvre majeure dans la discographie très inégale des Kinks (la méfiance est de rigueur à partir de la deuxième moitié des années 70). Une œuvre qui ne connaîtra pourtant pas le succès des précédents albums. Mais l’obsession restera. Comme Ray Davies le déclarait en 1993 dans une interview aux Inrocks : « Il y a un endroit à Highgate , où j’ai grandi, qui s’appelle Highgate Pond, dans Waterloo Park. Je m’y baladais souvent. C’est ça, mon Village Green, mon idée du monde. Ca n’existe pas. Il y a un bassin magique et il y a le bassin du mal de l’autre côté. Deux bassins. J’ai récrit « Village Green » en 1990. C’est mon mythe personnel. Mon myhte arthurien, mon 1984. Il existe dans ma tête et je ne sais pas réellement ce que c’est. C’est mon épitaphe, mon but. Ca ne me quittera jamais, ça restera toujours à mes côtés. »
Joe l'Trembleur