Ils sont à moins de trois clics et un formulaire d'inscription de vous. Collez une esgourde sur l'écran, vous les entendrez glapir d'importance fébrile… Ils ne demandent qu'à vous inscrire à la liste de leur ami(e)s, vous abonner à leur newsletter d'émois et moi et moi et moi…
…vous refiler le lien de leur photos de vacances…Tout jouasses de leurs poses numérisées, de leurs expressions pas plus naturelles qu'un insecticide… « Là c'est moi à l'hôtel… »… « Là c'est moi dans le taxi… » … « Là c'est moi qui mange une banane… »… Et de s'ensuivre mille et un commentaires pénétrants de co- narcisses en goguette: « Lol, ça te va bien les mocassins mauves ». « Putain mais on s'en tamponne le coquillard », vous entendé-je réagir, ô fidèle lecteur truculent de le Rennet. Comment ça, vous vous en foutez? Il faut vivre avec son temps…et ses congénères!
Ainsi vous n'êtes pas de ces 10 millions d'abonnés aux Copains d'Avant, ni des 6 millions d'abonnés à Facebook. Vous n'avez pas de page sur le Myspace, pas de blog consacré à vos habitudes alimentaires, tout au plus écrivez-vous de temps à autre quelque commentaire drôlatique sur ce site (disons-le tout de go: on se flatte d'avoir des lecteurs aussi farfelus). Fier anachorète de l'ère numérique, apôtre de la dissidence discrète, détracteur de l'égotisme anabolisé, adversaire farouche du solipsisme sadique-anal, vous vous tenez en marge de tout ce qui requiert la divulgation de votre mode de vie via formulaire d'inscription à la con: cartes de fidélité, forums, sites de recherche d'emploi, feuilles d'impôts. Y'a même des jours où vous dissimulez votre boîte aux lettres sous un savant trompe-l'oeil, histoire de donner le change à la Poste.
Profitez de votre vie cachée, vie heureuse! Dans cinq ans, vous verrez, on dénoncera comme saboteur de train tout individu non inscrit sur Facebook. Ne pas se mettre en avant, c'est avoir des choses à cacher, n'est-ce pas? La pudeur, la modestie, l'introversion, ce sont des valeurs d'ultra-gauchiste malfaisant. On en viendra peut-être un jour à rendre illégaux les clandestins de l'internet. « Je vous le dis, monsieur le webmestre, c'est un marginal, il ne vit pas comme nous. Il n'est même pas sur Google, j'ai essayé! Ça cache quelque chose… » Finie la commère pittoresque soulevant ses rideaux couverts de chiures de mouche. Bonjour, Google, Facebook, Myspace, les Copains d'Avant. Formidables pré-mâchés pour tous les control-freaks des bureaux de direction et services de renseignement de ce monde. En plus, les jocrisses se livrent de leur plein gré! Qui je suis, ce que je fais, d'où je viens, ce que j'aime et n'aime pas, mes réseaux. Ils adorent ça, ça leur donne l'impression d'exister. Mieux encore, d'être aimé! « Putain, j'ai deux-mille amis sur Facebook! »
Avant, on avait Dieu pour les gogos en mal d'amour, contre le terrifiant sentiment d'inanité de nos actes (« Dieu me regarde d'en haut, j'existe pour lui, il m'aime tandis que j'achète une courge sur le marché »), pour se figurer une approbation rassurante, ou un antagonisme tout aussi rassurant (« c'est pas ma faute si j'échoue, c'est Dieu qui m'aime pas »). L'emmerdant avec Dieu, logiquement, c'est qu'il pouvait vous voir aussi dans vos turpitudes. Avec internet, au moins, on peut choisir quoi montrer de soi. Mais le peut-on vraiment? J'ai le souvenir d'une affaire judiciaire récente où de jeunes personnes mineures ont vu, bien avant leur procès, leurs identités livrées à la vindicte populaire par la faute d'un blog, au mépris évident de la notion de présomption d'innocence et de la protection du statut de mineur. Je pense aussi à tous ces professeurs de collège-lycée sujets d'insultes, ou même d'accusations graves, sur les blogs de leurs élèves. Imaginez les « Risques Du Métier » à l'époque d'internet! Le bon Jacques Brel ne s'en remettrait pas! Au moins, le bon Dieu, lui, d'après ce qu'on en disait, il pouvait distinguer le vrai de la rumeur.
À notre époque où tout se mesure en chiffres, le chaland se rassure à l'aide de statistiques: nombre de contacts, nombre d'amis, nombre de liens… Ça, c'est du concret! Et puisque tout se raconte en superlatifs, le chaland de romancer allègrement sa vie… Avis à tous les mythos du web: c'est pas en passant cinq nuits à l'hôtel Ibis à Marrakech qu'on devient le Laurence d'Arabie du 21è siècle. C'est pas parce qu'on a survécu à un curry dans un indien de Londres qu'on a le droit de déterrer Lord Mounbatten. Bouquinez donc une biographie de Conrad ou Cendrars, ça vous donnera la vraie mesure de l'aventure.
Melchior Dysanthrope
Amicale Lycanthropique de Cornouaille (depuis 1979)
Entendu sur france-inter : « ces militants de l’ultra-gauche qui n’avaient même pas de téléphone mobile… » whouaou les vilains clandestins, ils méritent d’être châtiés.