Auteur/ compositeur nourrie de country et de folk, Jesse Sykes rencontre en 1998 Phil Wandscher, le guitariste du groupe de country-rock Whiskeytown, dans un troquet de Seattle. C’est le début d’une histoire d’amour, et incidemment d’une collaboration musicale qui s’enrichira des additions progressives de la violoniste Anne Marie Ruljancich, du bassiste Bill Herzog et du batteur Kevin Warner. Baptisé Jesse Sykes & The Sweet Hereafter, le groupe délivre en 2002 un album grandiose sur le label Fargo : Reckless Burning.
Dans une grande tradition américaine, Reckless Burning convoque la mélancolie sublime des grands espaces qui tendent vers un ailleurs omniprésent, à l’image des lignes télégraphiques et des pylônes sentencieux figurant au dos du disque, le long de la route. La Route ! Symbole tangible des fantasmes et des fantômes d’un pays absorbé dans une fuite perpétuelle vers l’avant, vers une histoire. Reckless Burning est de ces disques avec une gueule d’atmosphère, qui composent la bande-son des destins irrésolus vaquant au bord de la route américaine – ces destins figés derrière les fenêtres de Hopper.
En préambule, un roulement de feed-back de lourd augure et des accords torpides, à demi-saturés, grondent dans un silence chargé de non-dits, d’absence, d’inanité, et de la nostalgie des choix qui ne se présenteront jamais. Fidèle à la dichotomie mythique, Reckless Burning oscille entre ciel et terre, dans un tiraillement incessant entre la voix ailée de Jesse Sykes et des accords enracinés dans des profondeurs stratifiées, de même que le poids du passé contrebalance les aspirations du présent.
A mi-disque, le groupe déroule une suite de refrains irrépréssibles à l’usage des situations sentimentales précaires telles qui sont fatalement induites par l’éloignement, les reproches, les doutes, le voisin ou la voisine de palier : « Lonely Still », « On Your Side Now », « Don’t Let Me Go ».
A cet égard, ce disque est une épaule.
Les chansons traitent de séparation, de rupture, de solitude, d’amertume, de changements de perspectives. Mais en définitive, il est davantage question du passage du temps que d’amour. C’est ce qui rend cet album si bouleversant. Cette langueur solennelle marquée par la conscience du temps. Tout ce silence grave entre les notes, entre les mots – la présence ineffable du passé.
Les deux principaux instigateurs de ce disque ont passé par des ruptures significatives avant de se rencontrer ; comme le dit Jesse Sykes,
"depuis le titre jusqu'au concept, tout dans ce disque vient de la manière dont j'ai vécu mon divorce et de la façon dont Phil (Wandscher) a traversé sa séparation d'avec Whiskeytown. Je crois que nous nous sommes rencontrés au bon moment… Quand nous avons commencé à sortir ensemble, nous étions tous les deux devenus étrangers à nos propres 'communautés'. Nous avons passé beaucoup de temps seuls dans la nature à camper et à pêcher ; la plupart de ces chansons sont nées de ce sentiment d'être perdus dans les grands espaces."
Cet album est donc né de la nécéssité des deux tourtereaux de faire leur deuil, pour l’une de son mariage, pour l’autre du groupe de ses premiers lauriers.
Americana Funèbre
Le deuil est pour ainsi dire au cœur du deuxième album du groupe, le très beau Oh, My Girl (Fargo, 2004).
Le refrain de la chanson éponyme dégage toute la mélancolie funèbre d’un souvenir tendre avec une personne disparue (de l’aveu de Jesse Sykes, cette chanson a été écrite le jour même de l’annonce de la mort d’un ami proche) :
“Oh, my girl/ Let’s dance across that sunlit room/ Oh, my girl/ I’ll hold you in the afternoon”.
Les meilleurs souvenirs comme les meilleurs refrains reposent souvent sur des interactions simples.
Le décor, une colline entourée d’arbres au soir, compose une imagerie romantique.
“If evening’s kind/ It will give us light to take our time/ When that treeline’s gone/ You will now I’ve carried on.”
Le tempo est lent comme il se doit, et la guitare lead, grave, lourde, contrebalance les stances de violon ailées et le chant murmurant de Sykes. On décèle des touches de mandoline dans le refrain.
L’instrumentation est impeccable sur l’ensemble du disque. Utilisés avec une parcimonie de bon escient, la pedal steel, l’harmonium et le piano élargissent le paysage sonore, produisant un effet d’espace quasi-cinématographique qui est une caractéristique commune de beaucoup des groupes du courant dit « americana », de même qu’ils instillent des climats émotionnels subtils, retenus.
Nul besoin de tamiser à loisir, les pépites du disque affleurent immédiatement à l’oreille : outre le morceau titre, « Troubled Soul » et « Tell The Boys » subjuguent d’entrée. Le premier est une ballade crépusculaire envoûtante sur le thème du manque affectif.
Quand l’absence déborde sur la vie quotidienne, elle génère un ras-le-bol dont le seul palliatif est l’évasion :
« Somebody show me/ A place I can go where love’s around/ A trip to the ocean/ I just need to get far from town. »
Les litanies qui suivent le refrain accentuent la nécessité de cette évasion: “ There’s no way around this/ There’s no way around this, troubled soul”.
“Tell The Boys” mélange avec bonheur des harmonies country-folk avec un refrain catchy du meilleur tonneau. Le morceau s’envole allègrement ; pour la première fois dans ce disque tout en retenue, tous les instruments portent à l’unisson vers le haut.
Ces trois morceaux seuls justifient de faire d’Oh, My Girl son disque de chevet en période d’accablement.
Le reste du disque est moins immédiat, mais uniformément correct.
Joe l'trembleur
J’aurais voulu dire du bien du nouvel album Like, Love, Lust & The Open Halls Of The Soul mais je n’ai rien entendu sur cet album qui vaille véritablement la peine de se triturer le cerveau pour en extirper des superlatifs inusités. Ce n’est pas faute d’avoir essayé d’aimer. Mais le troisième album du groupe n’est ni vraiment nul ni vraiment exceptionnel. Il est moyen.
J’ai entendu les chansons de LLL&TOHOTS pour la première fois dans la semi-obscurité du Club Soda. C’était en mars. Jesse et cie étaient de passage à Montréal en première partie de Sparklehorse. La barmaid, qui savait reconnaître un accent du Vieux-Monde quand il lui commandait une Boréale blonde en plein brouhaha, n’en revenait pas de la proportion de maudits français dans l’assistance. Férus d’americana, les cousins ! Quelque chose en eux de Tennessee, tabarnak’ !
D’après ce que j’entendais des conversations autour de moi, et à en juger d’après les mines peu concernées des gens avant que la chanteuse entre en scène, la plupart des gens étaient venus pour Sparklehorse. Mais la totalité des chromosomes XY du public se sont tournés vers la scène au moment où Jesse a fait son apparition. Visage ovale aux pommettes carrées, yeux légèrement bridés, longs cheveux de jais fins arrangés en tresse le long du cou, taille de guêpe, bottines de cuir, pas de doute, il coule du sang indien dans ces veines-là. Le bassiste ressemblait à mon prof de maths de première et terminale, le batteur était invisible derrière sa grosse caisse, quant au guitariste dégingandé au nom bizarre (Wandscherer), il dissimulait son ébriété derrière un rideau de cheveux longs et épais. Personne ne s’en serait rendu compte s’il n’avait bêtement dit lui-même qu’il était bourré après le troisième titre. En tous cas, son jeu de guitare ne s’en ressentait pas. Il m’a fait l’impression d’être un peu con, mais on ressent souvent ce genre de choses à l’endroit des hommes qui sortent avec des femmes sublimes. A vrai dire, la chanteuse elle-même avait l’air de le trouver un peu con chaque fois qu’il disait quelque chose : « ouais, Montréal, c’est bien joli mais vos routes sont pourries (rire niais) ». Le bassiste était beaucoup plus sympathique, malgré sa ressemblance avec ma némésis de lycée. Il disait même « merci beaucoup » en français à la fin de chaque morceau. Il faisait aussi des harmonies vocales dont mon prof de maths aurait été incapable même après m’avoir donné quatre heures de colle. Les bassistes sont généralement des gens bien, contrairement à ces péteux de guitaristes avec des dreads ou une queue de cheval qui viennent invariablement gratouiller des la mineurs dans votre coin de parc quand vous voulez être peinard.
Le groupe a démarré son set avec « Reckless Burning ». Le son de guitare était superbe, mais il n’est pas aisé de rendre l’atmosphère sophistiquée de ce titre dans les conditions d’un concert, et par ailleurs le feedback, impressionnant, étouffait quelque peu la voix de la chanteuse. Et il manquait le violon du disque. Puis les Sweet Hereafter ont enchaîné avec un « Dreaming Dead » enlevé sur lequel Wandscherer s’est fait franchement plaisir. Et le batteur aussi, qui a sauté sur sa seule occasion de la soirée de se faire vraiment remarquer. Après cela, Jesse Sykes et consorts n’ont plus joué que des morceaux de leur nouvel album. Jesse ne cessait de répéter que le public montréalais était le public le plus chouette pour lequel elle ait joué au cours de cette tournée. Pourtant le club Soda avait des allures de morne plaine entre les morceaux. Je prêtai l’oreille avec attention mais je n’entendis rien qui soit du niveau d’un « Troubled Soul » ou d’un « Lonely Still ». C’était du folk-rock gentillet, sans défauts ni qualités notables, sans mélodies ni refrains suscitant l’émoi. Je décidai tout de même d’en avoir le cœur net et de me procurer l’album dès la prochaine paie. Après tout, il m’avait fallu plusieurs écoutes patientes pour rentrer dans les deux premiers albums.
Après avoir poireauté pendant une heure, je m’apprêtais à mettre les bouts quand Mr Linkous pointa enfin le bout de son nez. Je lui accordai trois morceaux pour m’intéresser. A la fin du troisième, je m’emmerdais ferme. Entre temps la population dans la salle avait triplé et j’avais terminé mon troisième verre.
Je me dirigeai vers la sortie et là, dans le hall d’entrée, derrière une table sur laquelle étaient disposés posters, T-shirts et vinyles, Jesse Sykes, seule. Pas un chaland. J’aurais voulu baragouiner quelque chose mais vous avez ce que c’est. Surpris, fatigué, intimidé et vaguement déçu de ma soirée, je lui passai devant sans la regarder.