La jeunesse dorée de Lyon pollue les concerts de rock de ses moues distanciées pratiquées des heures durant devant la glace en écoutant MGMT, traînant lassement du cul en chouinant qu'« on ne va quand même pas dépenser si peu », prétendant jauger les groupes à l'aune des compilations des Inrockuptibles Best Of 2010 et 2011 qui constituent sa base de référence. Le misanthrope contemporain bénit dès lors l'aéronautique, qui lui offre ponctuellement un aperçu sur des bouges étrangers faisant figure de cour des miracles du rock'n'roll. Berlin? Barcelone? Bien sûr que non: la saloperie hipster y a cours depuis l'avant-dernière pluie. C'est en Serbie qu'il faut aller, frère.
Le cliché le plus répandu concernant les serbes veut que leurs hobbies et revenus complémentaires tournent principalement autour du trafic d'organes, du hooliganisme et du nettoyage ethnique. Un préjugé que ne dément pas ce chauffeur de taxi belgradois au regard de brique dont on constate en cours de route, tiens donc, qu'il transporte une scie sauteuse sur le siège arrière de son véhicule. Le pays est bon marché. Un euro équivaut à cent dinars serbe équivaut à un centimètre d'intestin grêle.
Deuxième ville de Serbie, Novi Sad est sise dans les vastes plaines de la Voïvodine. La route de Belgrade à Novi Sad est monotone et sans âme qui vive. Çà et là, des constructions inachevées – inexplicables ébauches de lotissements isolés, tentatives de fermes ou centres commerciaux laissés en plan suite au désistement de quelque promoteur adipeux- apparaissent sur le trajet. Le Danube est tout gris. On se croirait dans un Mad Max balkanique; en aucun cas le décor n'évoque les fanfreluches de Richard Strauss. Le thème proposé est « l'ère post-apocalyptique ». La fin du monde, à ce qu'il semble, a déjà eu lieu par ici. Le calendrier local, c'est un fait, diffère légèrement du nôtre: ainsi, le nouvel an serbe est célébré le 13 janvier. Alors les Mayas, on s'en cogne, ils n'ont qu'à refourguer leur Armageddon dans une braderie avec leurs flûtes de pan, ça ne concerne pas Zlotan.
Toute considération ayant égard aux modalités d'étripage pour un bout de carne ou un baril d'essence est envolée à mon arrivée à Novi Sad. Les premiers contacts sont encourageants. Les Néo-Sadiques sont ouverts, curieux, amicaux, bref, pas le moins du monde français. Le centre-ville a pour cadre une grande place flanquée d'une église, de restaurants, de bâtiments officiels, d'un kiosque à journaux et d'une statue d'un gaillard du début du XXè qui n'a pas l'honneur d'avoir marqué notre opinion occidentale à la même enseigne que les drilles Radovan et Slobodan. C'était sans doute un de ces austères philanthropes pétris de notions sociales, ou alors un législateur féru d'humanisme, bref rien qui intéresse personne. Renseignements pris, il s'agit du premier maire de la ville. Une sympathique artère commerçante remonte de vitrine en vitrine vers le nord. A main gauche surgit une ruelle ornée de graffitis. A côté du dessin pas génial d'une sorte de gentil monstre jaune et rouge, une main critique s'est emportée « Don't copy Basquiat, bitch! ». Je me trouve dans la rue de la soif de Novi Sad. Il y en a pour tous les goûts en matière de troquets, d'aucuns vulgos troquant de la fesse, d'autres fleurant le quiproquo éméché, l'imbroglio faf, le concours de broyage, un autre enfin prêchant le rhythm and blues. C'est celui-là que je choisis: un genre de saloon appelé le Maska. Un quatuor du nom de « Fingerbang » s'échauffe sur des standards de blues-rock (leurs T-shirts proclament : « you've just been fingerbanged », en hommage aux proctologues). Le saloon n'est pas bien rempli à cette heure-ci, mais la guitare est d'ores et déjà prête à en découdre, aboyant des solos hargneux entre une reprise de « Fever », un « Hoochie Coochie Man »et un « I'm A Man » qui emportent l'adhésion. Le groupe monte en puissance et le bar devient plus animé au fur et à mesure de la soirée. La 33 cl coûte à peine à 1€50 et tout le monde fume. Sirotant à une table derrière un pilier, je ne distingue que la figure du chanteur organiste. Il a de longs cheveux gras et filandreux, de grosses bajoues et aura l'air de lutter contre une envie de vomir après chaque chanson, déglutissant en enflant du gosier comme un crapaud. « On Broadway », « Stray Cat Strut », « Don't Let Me Be Misunderstood », c'est opération classic-rock à gogo. Garage, brill building, rockabilly, swamp, blues: les Fingerbang piochent dans toutes les familles du rock avec un égal empressement. Le bar est rempli. Le zinc est jalonné de headbangers bardés de cuir. Une Salomé rouge et noire ondule devant la scène. Un vieux barbu gris au nez aquilin sourit de toutes ses dents. Repérant l'étranger avec ce discernement physionomiste qui appartient aux spécialistes du génocide, l'homme me tape sur l'épaule et s'écrie « good music! ». J'acquiesce. Il me fait amener une bière. C'est le propriétaire du bar. Finalement, après deux bonnes heures de décoffrage, le groupe s'arrête net, coïtus interruptus. Electrisé par ce putain de bon vieux rock'n'roll universel, mon diaphragme exige un climax. Un tambourinage binaire me capture sur le chemin de mon hôtel. Je pénètre dans une boîte souterraine fourmillante, clinquante, baignée dans la pénombre, la fumée et les phéromones, sous les regards vampiriques de minettes fatales (et ceux Frankenesteinesques de leurs concubins). Un groupe est empaqueté sur une estrade minuscule au milieu des créatures lascives. Une brunette à frange fait ululer un synthétiseur eighties sur des gammes ottomanes. Un slacker à queue de cheval gratte des accords de ska punk. Le batteur martèle un gros beat simplet de dance pourrave. Le gros chanteur roule des yeux, implore, gémit, souffre, sans cesser de roucouler d'une manière évoquant un hybride démoniaque de Sardou et Nana Mouskouri. Tout le monde chante les refrains en chœur, sans aucune retenue, levant les bras au plafond, se trémoussant sensuellement, fermant les yeux et communiant dans une euphorie irrésistible. On appelle cela le Turbo-Folk. Ou bien est-ce de l'Arabesk? Par moments c'est du Oï le plus débile. Putain que c'est K-I-T-S-C-H. Mais voilà, c'est aussi démentiel. Il faut le voir et l'entendre pour le croire. Ce n'est pas de la variété. Ce n'est pas de la dance, ce n'est pas du punk, ce n'est pas de la musique tzigane ou turque. C'est un peu de tout cela, et c'est carrément autre chose. Et ça a une âme. Une drôle d'âme de golem nucléaire chtarbé. Une âme qui se lève au matin dans les poulaillers, rôde en journée dans les casses de bagnoles, et guinche la nuit dans les squats en zone industrielle. Mais la boîte est trop grouillante pour mon agoraphobie. Je ressors. Je tends l'oreille. Un bistrot tout proche émet la même trépidation. L'ambiance est plus familiale. Lumière rouge tamisée, rideaux brodés, comptoir en ébène, tables rondes et banquettes molletonnées. Il y a moins de personnes mais c'est encore plus malade. Le groupe est sensiblement le même: un synthé qui fait la danse du ventre, une guitare qui tronçonne, une grosse caisse speedée et un chanteur qui donne tout, serrant des paluches, tombant à genoux, se cognant la poitrine, s'arrachant les cheveux sans cesser de crooner. Et tout le monde dans le rade en fait autant. Les femmes mortifiées joignent les paumes vers le ciel en une prière désespérée, rugissent d'extase charnelle, tremblent de jalousie vengeresse, les hommes accablés se prennent la tête entre les mains, ruminent leur honneur bafoué, triomphent en serrant les poings. C'est le drame, la passion, le délire, un chamanisme de bazar, une partouze entre théâtre, musique, bricolage et n'importe quoi. Bordel de Dieu. J'ai rencontré le Turbo-Folk. I've been fingerbanged.
Jo L'Trembleur